CHAPITRE X
Trois jours plus tard, la force multinationale quittait la Forteresse et faisait mouvement vers le campement provisoire établi par les Algarois sur la rive orientale de l’Aldur. L’armée avançait en colonnes immenses, séparées par de larges bandes de prairie où elles imprimaient une trace d’une largeur prodigieuse. Les Tolnedrains marchaient au centre, dans l’herbe qui leur arrivait aux genoux, levant haut leurs étendards. Ils défilaient au pas, comme s’ils étaient à la parade. L’ordonnance des légions s’était bien améliorée depuis l’arrivée du général Varana et de son état-major. La mutinerie des légionnaires, dans la plaine de Tol Vordue, avait pourvu Ce’Nedra d’un énorme contingent d’hommes de troupe, mais pas d’officiers supérieurs, et les hommes s’étaient installés dans un certain laxisme. Le général Varana n’avait pas fait une seule allusion aux taches de rouille qui déparaient les cuirasses ou aux visages mal rasés. Sa réprobation muette avait manifestement suffi aux sergents coriaces qui commandaient dorénavant les légions. Les taches de rouille avaient vite disparu et les hommes avaient retrouvé leurs bonnes habitudes. Certains visages rasés de près arboraient au demeurant des contusions qui en disaient long sur la nature des arguments dont avaient parfois usé les sergents afin de convaincre leurs troupes que les vacances étaient finies.
Les chevaliers mimbraïques chevauchaient d’un côté des légions. Leurs armures étincelaient au soleil, leurs étendards multicolores claquaient au vent sur la forêt de leurs lances et leur visage trahissait un immense enthousiasme, à défaut d’autre chose. Ce’Nedra commençait à se demander si une bonne part de leur terrible réputation ne venait pas de cet abîme d’inconséquence. Allons, elle n’aurait pas besoin de les pousser à donner l’assaut en plein hiver ou si le vent tournait.
Ce n’est pas un hasard si les archers asturiens vêtus de vert et de brun marchaient sur l’autre flanc des légions. Les Asturiens n’étaient pas plus futés que leurs cousins mimbraïques et la plus élémentaire prudence conseillait de séparer les deux factions rivales afin d’éviter les frictions.
Les Mimbraïques étaient flanqués par les volontaires sendariens dans leurs uniformes de fortune et les Asturiens, par les Riviens au visage grave, tous de gris vêtus, et les rares Cheresques qui n’avaient pas accompagné la flotte. L’armée était suivie par une ligne en pointillé qui allait jusqu’à l’horizon : les voitures de ravitaillement du roi Fulrach. Les hommes de clan algarois les escortaient par petits groupes, menant des troupeaux entiers de chevaux et de bétail à demi sauvage.
Varana et Ce’Nedra chevauchaient de conserve. La petite princesse s’efforçait, sans grand succès, d’exposer sa cause au général.
— Mon petit, lui confia enfin celui-ci, je suis tolnedrain, et un soldat par-dessus le marché. Ce n’est vraiment pas fait pour m’inciter au mysticisme. Mon plus grand souci à l’heure actuelle concerne le ravitaillement de cette multitude. Votre source d’approvisionnement remonte à travers les montagnes, jusqu’en Arendie. Ça fait une trotte, Ce’Nedra.
— Le roi Fulrach y a pourvu, mon Oncle, répondit-elle non sans suffisance. Depuis que nous avons commencé à avancer, les Sendariens envoient des marchandises au Gué d’Aldur par la Route des Caravanes du Nord puis par bateau, en remontant la rivière, jusqu’au camp. Des dépôts de vivres de je ne sais combien de lieues de périmètre nous attendent là-bas.
— Les Sendariens font décidément de remarquables intendants généraux, observa le général Varana avec un hochement de tête approbateur. Il vous a aussi fait porter des armes ?
— Je pense qu’ils ont parlé de flèches, de lances de rechange pour les chevaliers et tout ce qui s’ensuit. J’ai cru comprendre qu’ils savaient ce qu’ils faisaient, alors je ne m’en suis pas trop mêlée.
— C’est idiot, Ce’Nedra, laissa tomber Varana. Quand on dirige une armée, il faut connaître tous les détails.
— Ce n’est pas moi qui dirige l’armée, mon Oncle, rectifia-t-elle. Je me contente de marcher à sa tête. C’est le roi Rhodar qui a pris la direction des opérations.
— Et s’il lui arrivait quelque chose ? Tu pars en guerre, ma petite princesse, reprit-il comme Ce’Nedra restait coite, et à la guerre, il y a des morts et des blessés. Tu ferais mieux de t’intéresser un peu à ce qui se passe autour de toi. Ce n’est pas en te fourrant la tête sous un oreiller que tu vas améliorer tes chances de succès. Et puis ne te ronge pas les ongles, ajouta-t-il en braquant sur elle un regard impitoyable. C’est vraiment vilain.
Le campement de la rivière était une véritable ville de toile située au centre du dépôt de vivres et de marchandises du roi Fulrach. Une interminable rangée de barges à fond plat amarrées à la rive attendaient l’heure du chargement.
— Eh bien, Fulrach, vos gars n’ont pas perdu de temps, observa le roi Rhodar en passant à cheval entre les montagnes rectilignes de marchandises et de matériel protégés dans de solides emballages de toile. Comment avez-vous su ce qu’il fallait leur demander ?
— J’ai pris des notes pendant que nous traversions l’Arendie, répondit le monarque à la panse rebondie. Il n’était pas difficile de voir qu’il nous faudrait des bottes, des flèches et des épées de rechange. Nous n’avons pratiquement plus besoin que de denrées alimentaires, à présent. Nous aurons de la viande fraîche, grâce aux troupeaux algarois, mais les hommes tombent malades quand ils ne mangent que de la viande.
— Vous avez amassé assez de provisions pour nourrir l’armée pendant un an, remarqua le roi Anheg.
— Quarante-cinq jours, rectifia Fulrach. Trente ici et deux semaines dans les fortifications que les Drasniens sont en train de construire en haut de l’À-pic. C’est notre marge de sécurité. Les barges devraient renouveler quotidiennement le stock de vivres, afin que nous en ayons toujours autant devant nous. Une fois l’objectif défini, le reste allait de soi.
— Mais comment pouvez-vous savoir combien mange un homme ? s’étonna Rhodar en observant les piles de ravitaillement. Il y a des jours où j’ai plus faim que d’autres.
— Ça fait une moyenne, répondit Fulrach en haussant les épaules. Il y en a qui mangent plus que d’autres, mais au bout du compte, ça revient au même.
— Fulrach, il y a des moments où je vous trouve si pratique que ça me rend malade, commenta Anheg.
— Il faut bien que quelqu’un le soit.
— Vous n’avez vraiment pas le goût de l’aventure, vous autres, Sendariens. Vous n’improvisez jamais ?
— Pas quand nous pouvons faire autrement, répondit calmement le roi de Sendarie.
De grands pavillons avaient été érigés au centre du dépôt de marchandises pour les chefs de l’armée. Vers le milieu de l’après-midi, après avoir ôté son armure et pris un bain, la princesse Ce’Nedra alla voir ce qui s’y passait.
— Il y a maintenant près de quatre jours qu’ils sont au mouillage à une demi-lieue en aval, disait Barak à son cousin. C’est Greldik qui dirige plus ou moins les opérations.
— Greldik ? répéta Anheg, surpris. Mais il n’a pas de poste officiel.
— Il connaît le fleuve, répliqua Barak avec un haussement d’épaules. Avec les années, il a navigué partout où il y avait de l’eau et une chance de gagner un petit quelque chose. Il me dit que les marins boivent comme des éponges depuis qu’ils sont au mouillage. Ils savent ce qui les attend.
— Eh bien, ils ne vont pas être déçus, répondit Anheg avec un petit ricanement. Rhodar, quand vos ingénieurs seront-ils prêts à soulever les vaisseaux en haut de l’A-pic ?
— D’ici une semaine à peu près, répondit le roi Rhodar en levant les yeux de son petit casse-croûte de l’après-midi.
— Ça ne nous laisse guère de temps, conclut Anheg. Fais dire à Greldik que nous commencerons le portage demain matin, reprit-il en se tournant vers Barak. Comme ça, les marins n’auront pas le temps de dessoûler.
Ce’Nedra ne comprit pleinement le sens du mot « portage » que le lendemain matin, en arrivant à la rivière : les Cheresques portaient leurs vaisseaux hors de l’eau et les amenaient, à la seule force de leurs muscles luisants de sueur, sur les trains de roulage en bois. Elle fut horrifiée par les efforts requis pour déplacer un navire de quelques pouces à peine.
Elle n’était pas la seule. Durnik le forgeron observa le déroulement des opérations d’un œil outré et alla immédiatement trouver le roi Anheg.
— Pardonnez-moi, Votre Honneur, commença-t-il respectueusement, mais n’est-ce pas aussi mauvais pour les bateaux que pour les hommes ?
— Les vaisseaux, rectifia Anheg. On dit des vaisseaux. Un bateau, c’est autre chose.
— D’accord, les vaisseaux. Vous n’avez pas peur qu’à force de heurter ces rondins, les coutures ne s’ouvrent ?
— De toute façon, ils fuient tous plus ou moins, répondit Anheg en haussant les épaules, et on a toujours fait comme ça.
Durnik comprit tout de suite qu’il était vain d’essayer de discuter avec le roi de Cherek et alla trouver Barak. Celui-ci considérait d’un œil sombre l’immense bâtiment auquel son équipage avait fait remonter la rivière à la rame.
— Tu vois, Greldik, disait le géant à la barbe rouge, il a l’air très impressionnant sur l’eau, mais je pense qu’il aura l’air encore plus impressionnant quand il faudra le soulever à dos d’homme et l’amener jusqu’ici.
— C’est toi qui voulais le plus grand navire de guerre qui ait jamais pris la mer, lui rappela Greldik en souriant jusqu’aux oreilles. Eh bien, tu n’as plus qu’à acheter assez de bière pour faire flotter cette grosse baleine si tu veux que ton équipage soit assez ivre pour essayer de la porter. Et n’oublie pas : la coutume veut que le capitaine prête main forte à son équipage au moment du portage...
— C’est une coutume ridicule, commenta aigrement Barak.
— Si tu veux mon avis, tu vas passer une sacrée semaine, conclut Greldik avec un sourire qui lui faisait deux fois le tour de la figure.
Durnik prit les deux hommes à part et commença à discuter sérieusement avec eux en faisant des dessins sur la rive sablonneuse avec un bâton. Ils eurent bientôt l’air intéressé.
Le résultat de leur discussion ne se fit pas attendre : dès le lendemain, les vaisseaux de Barak et de Greldik furent tirés de l’eau et précautionneusement glissés sur deux espèces d’immenses berceaux dotés d’une douzaine de roues de chaque côté. La manœuvre fut saluée par les ricanements des autres Cheresques, mais les rieurs changèrent de camp lorsque les équipages commencèrent à faire rouler les deux bâtiments sur la plaine. Hettar, qui se trouvait à passer par là, les observa quelques instants en fronçant les sourcils avec perplexité.
— Ce que je me demande, fit-il enfin, c’est pourquoi vous faites faire ça par vos hommes alors que vous êtes au milieu du plus grand troupeau de chevaux du monde ?
Barak ouvrit des yeux comme des assiettes à soupe puis un sourire presque respectueux illumina son visage.
Les lazzis qui s’étaient élevés au moment où les hommes de Barak et Greldik hissaient leurs vaisseaux sur les berceaux à roulettes firent vite place à des murmures hargneux quand les hommes qui suaient à grosses gouttes pour faire avancer leurs vaisseaux pouce après pouce les virent s’éloigner vers l’A-pic tirés par des chevaux. D’autant que Barak et Greldik avaient suggéré à leurs équipages de se prélasser ostensiblement sur le pont en buvant de la bière et en jouant aux dés.
Le roi Anheg regarda passer l’énorme navire de son cousin d’un air profondément offusqué auquel Barak répondit par un sourire impudent.
— C’en est trop ! explosa le roi de Cherek en jetant par terre sa couronne édentée.
— Mon cher Anheg, commença le roi Rhodar en faisant des efforts méritoires pour garder son sérieux, je suis le premier à admettre que ça ne doit pas être aussi bien que de faire porter les vaisseaux à dos d’homme. Je suis sûr qu’il y a une raison profondément philosophique au fait de suer sang et eau, de même qu’à tous ces soupirs et ces jurons, mais vous m’accorderez que cette façon de faire est malgré tout plus rapide, et nous aurions vraiment intérêt à accélérer la manœuvre.
— Ce n’est pas normal, grommela Anheg en lorgnant d’un œil noir les deux bâtiments qui avaient déjà pris plusieurs centaines de toises d’avance.
— Rien n’est normal la première fois, commenta Rhodar avec un haussement d’épaules fataliste.
— Je vais y réfléchir, fit Anheg d’un ton funèbre.
— A votre place, je réfléchirais vite, insinua Rhodar. Votre popularité risque de dégringoler en flèche, et Barak est du genre à faire l’aller et retour entre l’A-pic et vous rien que pour narguer vos matelots avec son engin diabolique.
— Vous pensez qu’il oserait me faire ça, à moi ?
— Vous pouvez compter sur lui.
Le roi Anheg poussa un soupir à fendre l’âme.
— Allez chercher ce forgeron sendarien à l’intelligence perverse, ordonna-t-il amèrement à l’un de ses hommes, et qu’on en finisse.
Plus tard, dans la journée, les chefs militaires tinrent une réunion stratégique sous la tente principale.
— Notre problème majeur consiste maintenant à dissimuler l’étendue de nos forces à l’ennemi, annonça le roi Rhodar. Au lieu de grouper nos troupes au pied de l’A-pic, je pense qu’il serait préférable de les faire avancer par petites unités et monter jusqu’aux fortifications du sommet dès leur arrivée.
— Cette façon de procéder ne risque-t-elle pas de ralentir la manœuvre ? objecta le roi Korodullin.
— Pas vraiment, rétorqua le roi Rhodar. Nous ferions d’abord monter vos chevaliers et les cavaliers de Cho-Hag afin qu’ils commencent à fiche le feu aux villes et aux récoltes, histoire d’empêcher les Thulls de se demander combien d’hommes nous envisageons de faire passer là-haut. Nous ne tenons pas à ce qu’ils se mettent à compter les pattes de nos chevaux.
— Et si nous faisions de faux feux de camp et ce genre de chose afin de donner l’impression que nous sommes encore plus nombreux ? suggéra vivement Lelldorin.
— Nous ne cherchons pas à faire paraître notre armée plus grande qu’elle n’est mais au contraire à en minimiser l’importance pour donner le change à Taur Urgas et ‘Zakath, lui expliqua doucement Brand de sa grosse voix. Si nous n’avons affaire qu’aux Thulls du roi Gethell, tout ira bien. Si les Murgos et les Malloréens entrent en jeu, nous sommes mal partis.
— C’est ce que nous voulons éviter à tout prix, renchérit le roi Rhodar.
— Oh ! fit Lelldorin en rosissant délicatement. Je n’avais pas réfléchi à ça.
— Dites, Lelldorin, je voudrais aller un peu voir les troupes, intervint gentiment Ce’Nedra dans l’espoir de l’aider à dissimuler sa confusion. Voulez-vous m’accompagner ?
— Bien sûr, Majesté, acquiesça le jeune Asturien en se levant précipitamment.
— Bonne idée, Ce’Nedra, approuva Rhodar. Encouragez-les un peu. Ils ont fait une longue marche et il ne faudrait pas que leur moral retombe.
Torasin, le cousin de Lelldorin, se leva à son tour. Il était entièrement vêtu de noir, comme à l’accoutumée.
— Je vous accompagne, avec l’autorisation de Sa Majesté, bien sûr, déclara-t-il avec un sourire assez impudent à l’adresse du roi Korodullin. Les Asturiens font des comploteurs de génie mais de pauvres stratèges et je doute fort que la discussion souffre de mon absence.
— Nous Te trouvons bien effronté, jeune Torasin, répondit le roi d’Arendie en souriant malgré lui, mais nous sommes d’avis que Tu n’es pas l’irréductible ennemi de la couronne d’Arendie que Tu prétends être.
Torasin se fendit d’une révérence à tout casser assortie d’un sourire radieux.
— J’en arriverais presque à l’aimer, sans tous ces salamalecs, commenta-t-il une fois sorti de la tente, en se tournant vers Lelldorin.
— Ce n’est pas si terrible, une fois qu’on y est habitué, répondit Lelldorin.
— Ah, évidemment, reprit Torasin en s’esclaffant, si j’avais une amie aussi jolie que dame Ariana, elle pourrait faire tous les salamalecs qu’elle voudrait. Bon, à quelles troupes Sa Majesté désire-t-elle apporter le réconfort de son auguste présence ? railla-t-il.
— Allons rendre visite à vos compatriotes asturiens, décida-t-elle. Il vaut mieux que je m’abstienne de vous emmener dans le camp mimbraïque tant qu’on ne vous aura pas confisqué vos épées et bridé la bouche.
— Vous n’avez donc pas confiance en nous ? gémit Lelldorin.
— Si, mais je vous connais, répliqua-t-elle en hochant la tête d’un air entendu. Où sont les quartiers asturiens ?
— Par ici, répondit Torasin en indiquant le sud.
La brise leur apportait l’odeur des cuisines roulantes sendariennes, et ce fumet dut rappeler quelque chose à la princesse car elle se rendit bientôt compte qu’au lieu de parcourir les rangées de tentes au hasard, elle cherchait inconsciemment des individus particuliers.
Elle les trouva devant une tente rapiécée : Lammer et Detton, les deux serfs qui avaient rejoint son armée près de Vo Wacune. Ils finissaient de manger. Ils étaient mieux vêtus et avaient l’air mieux nourris que le jour où elle les avait rencontrés. Ils se levèrent précipitamment en la voyant venir,
— Eh bien, mes amis, leur demanda-t-elle en s’efforçant de les mettre à l’aise, comment trouvez-vous la vie militaire ?
— Nous n’avons pas à nous plaindre, Votre Grandeur, répondit respectueusement Detton.
— Sauf qu’on marche beaucoup, ajouta Lammer. Je n’aurais jamais cru que le monde était si grand.
— Ils nous ont donné des bottes, proclama Detton en levant un pied pour le lui faire admirer. Elles étaient un peu raides au début, mais nos ampoules ont fini par guérir.
— Vous avez assez à manger ? s’enquit Ce’Nedra.
— Oh, amplement ! lui assura Lammer. Nous n’avons même pas besoin de faire la cuisine, les Sendariens s’en occupent à notre place. Saviez-vous, ma Dame, qu’il n’y a plus de serfs au royaume de Sendarie ? N’est-ce pas stupéfiant ?
— Ça donne à réfléchir, en vérité, reprit Detton. Ils font pousser toute cette nourriture. Les gens mangent à leur faim, ils ont des vêtements à se mettre sur le dos, une maison où dormir, et il n’y a pas un seul serf dans tout le royaume.
— Je vois qu’on vous a même donné un uniforme, commenta la princesse en remarquant leurs casques en pain de sucre et leurs gros gilets de cuir.
Lammer hocha la tête et retira son casque.
— Il y a des plaques de métal à l’intérieur pour qu’on ne se fasse pas démolir la cervelle, expliqua-t-il. Ils nous ont fait mettre en rang et ils nous ont distribué tout ça en arrivant ici.
— Ils nous ont aussi remis une lance et une dague à chacun, ajouta Detton.
— Ils vous ont montré comment vous en servir ? s’inquiéta Ce’Nedra.
— Pas encore, ma Dame, répondit Detton. Pour l’instant, nous avons surtout appris le tir à l’arc.
— Vous pourriez vous en occuper ? demanda Ce’Nedra en se tournant vers ses deux compagnons. Je voudrais être sûre que tout le monde sache au moins se défendre.
— Nous y veillerons, Majesté, promit Lelldorin.
Un jeune serf assis en tailleur devant une tente, non loin de là, porta à ses lèvres une flûte sans doute faite de ses mains et se mit à jouer. Ce’Nedra avait entendu les plus grands musiciens du monde au palais de Tol Honeth, mais le jeune serf tirait de sa flûte des sons qui lui serraient le cœur. Sa mélodie montait vers l’azur, libre de toute entrave, comme une alouette.
— Comme c’est beau ! s’exclama-t-elle, les larmes aux yeux.
— Je ne connais pas grand-chose à la musique, opina Lammer, mais je crois qu’il ne joue pas mal. Quel dommage qu’il soit demeuré...
— Que voulez-vous dire ? fit Ce’Nedra en le regardant sans comprendre.
— D’après ce qu’on m’a dit, il vient d’un pauvre village du sud de l’Arendie où le seigneur était très dur avec ses serfs. Ce garçon est orphelin ; il était chargé de garder les vaches quand il était petit. Un jour, une bête s’est égarée, on l’a battu comme plâtre et maintenant il ne peut plus parler.
— On sait comment il s’appelle ?
— Je crois que personne ne connaît son nom, répondit Detton. Nous nous occupons de lui à tour de rôle, nous veillons à ce qu’il ait à manger et un endroit où dormir, mais on ne peut pas faire grand-chose d’autre pour lui.
Un petit bruit attira l’attention de Ce’Nedra. Elle se tourna et vit avec surprise de grosses larmes rouler sur les joues de Lelldorin.
Le garçon tirait de sa flûte des accents poignants. Il chercha les yeux de Ce’Nedra et soutint son regard avec une sorte de grave reconnaissance.
La princesse ne s’attarda pas. Elle savait que les deux serfs n’étaient pas à l’aise en sa présence. Elle s’était assurée qu’ils allaient bien, qu’elle avait tenu sa promesse, et c’est tout ce qui importait, en fait.
Ce’Nedra, Lelldorin et Torasin regagnaient le campement sendarien quand une altercation éclata derrière une tente.
— Je le mettrai où ça me chante, décréta un homme d’un ton belliqueux.
— Tu encombres la rue, rétorqua un autre homme.
— La rue ? Quelle rue ? riposta le premier en reniflant. Ce n’est pas une ville et il n’y a pas de rues.
— Ecoute, l’ami, reprit le second avec une patience insultante, je dois faire passer mes voitures par ici pour aller au dépôt de marchandises. Alors je te demande gentiment d’enlever ton matériel de là pour que je puisse passer. J’ai encore du boulot, moi, aujourd’hui.
— Je ne reçois pas d’ordres d’un planqué de charretier sendarien. Je suis un soldat, moi, Môssieur.
— Ah oui, vraiment ? Et tu t’es beaucoup battu, jusque-là ?
— Je me battrai le moment venu.
— Ça pourrait arriver plus vite que tu ne penses si tu n’enlèves pas ton fourbi de mon chemin. Ne m’oblige pas à descendre de ma voiture pour le déplacer moi-même ; ça pourrait me mettre de mauvaise humeur.
— Je tremble de peur, fit le soldat d’un ton sarcastique.
— Alors, tu le déplaces, oui ou non ?
— Non.
— J’ai essayé de t’avertir, l’ami, fit le voiturier d’un ton résigné.
— Si tu touches à mon matériel, je te casse la tête !
— Essaye un peu, pour voir !
Tout à coup, il y eut un bruit de pas précipités et plusieurs coups secs.
— Bon, alors maintenant, lève ton cul de là et déménage ton barda comme je te le demande depuis le début, ordonna le voiturier. Je ne vais pas passer la journée à discutailler.
— Tu t’es jeté sur moi quand je ne regardais pas, se lamenta le soldat.
— Tu veux regarder venir le prochain ?
— Ça va, ça va, t’énerve pas. J’y vais.
— Je suis content que nous nous comprenions.
— Ce genre de chose arrive-t-il souvent ? s’informa calmement Ce’Nedra.
Torasin acquiesça en levant les yeux au ciel comme pour le prendre à témoin.
— Certains hommes éprouvent le besoin de rouler des mécaniques et les voituriers sendariens n’ont pas toujours le temps de leur prêter une oreille attentive. La bagarre et le pugilat sont une seconde nature pour ces gaillards et les échauffourées avec les soldats se terminent presque toujours de la même façon. C’est très éducatif, en vérité.
— Ah, les hommes ! s’exclama Ce’Nedra.
En regagnant le campement sendarien, ils tombèrent sur Durnik accompagné de deux jeunes gens assez mal assortis.
— Je vous présente de vieux amis, annonça le forgeron. Ils viennent d’arriver avec les barges de ravitaillement. Je pense, Princesse, que vous connaissez Rundorig. Il était à la ferme de Faldor quand nous y sommes passés, l’hiver dernier.
Ce’Nedra se souvenait bien de lui, en effet. Le grand jeune homme un peu balourd était sur le point d’épouser Zubrette, l’amie d’enfance de Garion. La petite princesse le salua avec chaleur et lui rappela gentiment dans quelles circonstances ils s’étaient rencontrés. Rundorig n’était pas rapide de la comprenette – il n’était pas arendais pour rien –, au contraire de son compagnon, un autre ami de Garion nommé Doroon. C’était un petit jeune homme sec et nerveux, à la pomme d’Adam proéminente et aux yeux légèrement globuleux. Le premier instant de timidité passé, il commença à jaser comme une pie borgne. Il passait d’une idée à l’autre et il n’était pas facile à suivre.
— C’était assez pénible dans les montagnes, Votre Altesse, commença-t-il en réponse à sa question sur leurs conditions de voyage. Ça grimpait dur et tout ça, vous comprenez. Tant qu’à faire des routes, les Tolnedrains auraient pu les faire plates, eh bien, pas du tout : apparemment, ils sont fascinés par les lignes droites, même si ce n’est pas toujours le chemin le plus court. Je me demande pourquoi ils sont comme ça.
Doroon n’avait apparemment pas enregistré que Ce’Nedra était tolnedraine.
— Vous êtes venus par la Route des Caravanes du Nord ? lui demanda-t-elle.
— Oui, jusqu’à un endroit qu’ils appellent le Gué d’Aldur – drôle de nom, soit dit en passant ; enfin, pourquoi pas, après tout – bref, nous venions de sortir des montagnes où les Murgos nous ont attaqués, sacrée bagarre, au passage ! quand...
— Les Murgos ? demanda vivement Ce’Nedra dans l’espoir d’endiguer le flot de paroles du jeune homme.
— L’homme qui était chargé des voitures, acquiesça Doroon en hochant frénétiquement la tête, un grand gaillard de Muros, à moins que ce ne soit de Camaar, je ne sais plus ; tu te souviens, Rundorig ? Je confonds toujours les deux, je ne sais pas pourquoi, et... bon, qu’est-ce que je disais ?
— Les Murgos, lui rappela Durnik, toujours serviable.
— Ah oui : le conducteur des voitures disait qu’il y avait beaucoup de Murgos en Sendarie avant la guerre, ils se faisaient tous passer pour des marchands, seulement ce n’était pas vrai, c’était des espions, et quand la guerre a commencé, ils se sont réfugiés dans les montagnes, mais ils sont sortis des bois et ils ont essayé de nous tendre une embuscade, sauf que nous les attendions de pied ferme, pas vrai, Rundorig ? Alors Rundorig a flanqué un bon coup de gourdin à un Murgo qui passait le long de la voiture où nous étions, et il lui a proprement fait vider les étriers, patchok comme ça, et je vous prie de croire qu’il ne s’y attendait pas !
Il eut un petit rire bref, puis son moulin à paroles se remit en marche et il leur décrivit le voyage de Sendarie avec un luxe de détails confus, désordonnés.
La princesse Ce’Nedra était étrangement émue par sa rencontre avec les deux amis d’enfance de Garion. Cela lui faisait toucher du doigt la terrible responsabilité qui pesait sur ses épaules. Elle avait bouleversé toutes les vies du Ponant, avec sa campagne. Elle avait séparé des femmes de leur mari, privé des enfants de leur père, emmené des gens simples, des hommes qui n’étaient jamais allés plus loin que le village voisin, à mille lieues sinon davantage de chez eux pour verser leur sang dans une guerre à laquelle ils ne comprenaient sûrement rien.
Le haut commandement de l’armée franchit dès le lendemain matin les dernières lieues séparant le dépôt de vivres et l’A-pic. Ils arrivaient en haut d’une colline quand Ce’Nedra tira brutalement sur les rênes de Paladin et contempla l’A-pic pour la première fois de sa vie. C’était impossible ! songea-t-elle, bouche bée. Il ne pouvait rien exister de si monumental ! L’immense falaise noire se cabrait au-dessus d’eux, telle une monstrueuse vague de roche noire pétrifiée qui marquait la frontière entre l’est et l’ouest et empêcherait à jamais le passage de l’un à l’autre. Et le symbole immuable de la division du monde se dresserait là jusqu’à la fin des âges, obstacle éternel que rien ne saurait aplanir.
En se rapprochant, Ce’Nedra nota une vive animation au pied de l’A-pic et sur le rebord du plateau. Des cordages descendaient vers la plaine et un réseau complexe de poulies alignées au pied de l’énorme falaise.
— Pourquoi ont-ils mis les poulies en bas ? questionna le roi Anheg d’un ton méfiant.
— Et comment voulez-vous que je le sache ? rétorqua le roi Rhodar en haussant les épaules. Je ne suis pas ingénieur.
— Mouais. Eh bien, puisque vous le prenez comme ça, je ne laisserai pas un seul de vos hommes toucher à mes vaisseaux tant que personne ne m’aura dit pourquoi les poulies sont en bas et pas en haut.
Le roi Rhodar poussa un gros soupir et appela un ingénieur qui graissait méticuleusement une énorme poulie.
— Vous n’auriez pas un plan du dispositif à portée de la main ? lui demanda l’imposant monarque.
L’homme hocha la tête, tira de sa tunique un rouleau de parchemin maculé de cambouis et le lui remit. Rhodar y jeta un rapide coup d’œil et le tendit à Anheg.
Anheg examina le dessin complexe en essayant de suivre les lignes et surtout de percevoir la logique qui avait présidé à leur tracé.
— Je n’y comprends rien, ronchonna-t-il.
— Moi non plus, répliqua placidement Rhodar. Mais vous vouliez savoir pourquoi les poulies étaient en bas et pas en haut, eh bien, vous pouvez voir pourquoi sur le plan.
— Sauf que je ne vois pas grand-chose.
— Ça, ce n’est vraiment pas ma faute.
Non loin de là, un bloc de pierre presque aussi gros qu’une maison, emprisonné dans un lacis de cordes, s’éleva majestueusement sur la paroi rocheuse, salué par un tonnerre d’acclamations qui couvrit presque le grincement des cordages.
— Vous admettrez tout de même que c’est impressionnant, pas vrai, Anheg ? commenta Rhodar. Surtout quand on pense que cet énorme rocher est soulevé par ces huit chevaux, là-bas, avec l’aide de ce contrepoids, bien sûr, fit-il en tendant le doigt vers un autre bloc de pierre qui amorçait une descente tout aussi impressionnante depuis le sommet de l’A-pic.
Anheg lorgna les deux blocs de pierre d’un œil noir.
— Dites-moi, Durnik, appela-t-il par-dessus son épaule, vous savez comment ça marche, vous ?
— Bien sûr, Sire Anheg, répondit le forgeron. Vous voyez ce rocher, eh bien, il fait contrepoids à...
— Non, ne m’expliquez rien, je vous en prie, coupa Anheg. Il me suffit de savoir qu’une personne de ma connaissance et en qui j’ai confiance y comprend quelque chose.
Plus tard, le même jour, le premier vaisseau cheresque fut élevé jusqu’en haut de l’A-pic. Le roi Anheg observa la manœuvre pendant un moment puis se détourna avec une grimace.
— Ce n’est pas normal, marmonna-t-il en regardant Barak.
— Je trouve que tu emploies beaucoup cette expression, ces temps-ci, nota Barak.
Anheg regarda son cousin d’un œil torve.
— C’était une simple remarque, ajouta innocemment Barak.
— Je déteste le changement, Barak. Ça me rend nerveux.
— Le monde évolue, Anheg. Il change un peu tous les jours.
— Je ne suis pas obligé d’aimer ça, grommela le roi de Cherek. Je pense que je vais me retirer sous ma tente et vider une chope ou deux.
— Tu veux un coup de main ? proposa Barak.
— Je pensais que tu préférerais rester dans le coin et regarder évoluer le monde.
— Il évoluera bien sans moi.
— C’est ce qu’il fera de toute façon, conclut Anheg d’un ton morose. Allez, j’en ai assez vu comme ça. On y va.
Et les deux hommes partirent à la recherche de quelque chose à boire.